« Le théâtre doit être une braise »

Au sujet d’une saison 21/22, marquĂ©e par reports, crĂ©ations et inventions, conversation avec Émilie Capliez et Matthieu Cruciani qui affirment en chĹ“ur : « Le contexte n’a pas eu raison de notre joie. »

Un an sans spectacle ou presque… La pandĂ©mie vous a-t-elle parfois donnĂ© envie d’ingurgiter des amanites phalloĂŻdes ?
Matthieu J’aurais plutĂ´t optĂ© pour des petits champignons d’un autre type, afin de distordre un peu une rĂ©alitĂ© devenue trop escarpĂ©e au quotidien. Pas d’amanites, donc, mais plutĂ´t ceux dont parle Carlos Castaneda, chantre du chamanisme dans les annĂ©es 60/70, dans ses livres.
Émilie Il existe, le champignon de la patience ?

À quoi vous êtes-vous accrochés ?
Émilie Au projet de la ComĂ©die, aux perspectives, Ă  la saison Ă  venir. Je crois qu’on s’est aussi beaucoup accrochĂ©s Ă  notre Ă©quipe…
Matthieu Et l’un Ă  l’autre !

Vous avez aussi su rĂ©agir en innovant avec des formes lĂ©gères itinĂ©rantes dans les Ă©coles (Very Little Nemo), des spectacles opĂ©ratiques nomades avec l’OpĂ©ra Studio ou des ateliers Ă  destination des Ă©tudiants…
Émilie Nous avons essayĂ© de maintenir un lien avec les publics durant toute cette pĂ©riode difficile, essayĂ© de continuer Ă  ĂŞtre utile, Ă  ĂŞtre au service des autres pour que l’art et la culture ne s’éteignent jamais. Dans ce contexte totalement assĂ©chant, nous avons quand mĂŞme initiĂ© un certain nombre de projetsinĂ©dits. Il a fallu inventer dans la contrainte, mais l’acte de crĂ©ation, c’est notre mĂ©tier !
Matthieu Par moment, ça nous a donnĂ© l’impression de faire une partie de jeu de l’oie avec un enfant qui change constamment les règles pour nous empĂŞcher de gagner.

Après le flamand rose flashy et le cactus vert fluo, votre troisième saison est placĂ©e sous le signe du champignon. Lequel ? Trompette de la mort sonnant l’apocalypse, magic mushroom aux vertus hallucinogènes, champignon atomique ou organisme spongieux poussant en un temps record en milieu hostile ?
Émilie La dernière catĂ©gorie, sans hĂ©siter.
Matthieu Durant le confinement, il y a eu quelques instants de grâce contemplative, lorsque Colmar s’est laissĂ©e regagner par les mousses, envahir par les lichens, a vu s’épanouir les vignes vierges… C’est très beau, ce mariage entre l’architecture et la nature gagnant du terrain qui rappelle les paysages / Ă©tats d’âme romantiques… Ça va de pair avec des prĂ©occupations plus politiques, car s’invitent avec force et acuitĂ© les problĂ©matiques Ă©cologiques dans l’actualitĂ©.Nous ne sommes plus les mĂŞmes qu’il y a un an : des chantiers forcĂ©s ont Ă©tĂ© menĂ©s en nous et il faut l’accepter. Partant de ce postulat, nous avons Ă©laborĂ© notre projet de manière plus organique.
Émilie Le champignon a ce potentiel de nocivitĂ© avec laquelle nous devons apprendre Ă  vivre. La menace plane, mais notre force vitale est toujours prĂ©sente !

La saison est marquĂ©e par des spectacles oĂą il est question de ruines (Le Gonze de Lopiphile) ou d’une demeure dĂ©labrĂ©e envahie par la vĂ©gĂ©tation (Les Nuits enceintes). Faut-il reconstruire sur les dĂ©combres, laisser la vie reprendre du terrain ?
Matthieu Nous pourrions Ă©galement Ă©voquer le spectacle HĂ©ritiers. Il est question d’un monde qu’on a du mal Ă  entretenir vu l’état dans lequel on nous l’a lĂ©guĂ©.
Émilie Ou encore Les ApĂ´tres aux cĹ“urs brisĂ©s qui sont dans un univers parallèle totalement dĂ©truit oĂą il faut retrouver ses repères. Cette saison, nous accueillerons seize crĂ©ations, des spectacles qui seront forcĂ©ment teintĂ©s par ce que nous sommes en train de vivre.
Matthieu Il y a sans cesse des accidents, des catastrophes. Il faut comprendre en quoi ces destructions peuvent ĂŞtre crĂ©atrices, vectrices d’imaginaire… Nous ne vivons pas dans un monde toujours joyeux, mais il faut utiliser cette matière Ă  doute comme rebond crĂ©atif. 

Est-il nécessaire de se recentrer, de remettre l’homme à sa – petite – place ?
Émilie Je crois qu’il doit faire preuve d’humilitĂ© et de luciditĂ©, sans doute.

OĂą est la nature dans La Nuit juste avant les forĂŞts, spectacle mis en scène par Matthieu ?
Matthieu Elle est au bout de la quĂŞte : c’est un futur qui prend ses racines dans le passĂ©, comme le Graal qu’il faut retrouver ou Moby Dick dont il faut se venger. Dans La Nuit juste avant les forĂŞts, un homme est enfermĂ© en une grande citĂ© tentaculaire, mĂ©taphore d’une civilisation oppressante socialement et Ă©conomiquement. Il dĂ©cide de sprinter pour s’extraire de cette ville-piège et de rejoindre une forĂŞt, un endroit de verdure oĂą s’allonger, peinard. OĂą s’émanciper
et se reposer, enfin.

La Nuit juste avant les forĂŞts et sa bande-son signĂ©e Carla Pallone, Little Nemo marquĂ© par la prĂ©sence de la chanteuse Françoiz Breut, I wish I was sur la vie d’un groupe pop, la fable rock Korb ou les Beatles dĂ©ifiĂ©s dans Les ApĂ´tres aux cĹ“urs brisĂ©s… Sans mĂŞme Ă©voquer les Heures lyriques ou l’opĂ©ra L’Enfant et les Sortilèges mis en scène par Émilie, la musique est Ă  nouveau très prĂ©sente cette saison.
Matthieu C’est compliquĂ© de dissocier dramaturgies théâtrales et musicales. Elles sont Ă©troitement liĂ©es : l’une vient toujours en renfort de l’autre. La langue est une forme de musique. Pourquoi sĂ©parer les questions du rythme ou du souffle de l’art dramatique ?
Émilie La musique, on adore ça ! Cette saison, nous sommes très heureux de pouvoir proposer des projets purement musicaux avec les venues de Piers Faccini, Winter Family ou encore Françoiz Breut en concert.
Matthieu Nous avons Ă©galement programmĂ© de la danse contemporaine (IE), de la marionnette d’un nouveau type (Pinocchio(live)#2) et du cirque (Avant la nuit d’après) : nous voulons offrir un large panorama Ă  notre public. Cette saison est la plus ouverte en terme de disciplines artistiques. La pandĂ©mie nous a invitĂ©s Ă  affirmer un geste.

La frontière entre théâtre et musique va peut-ĂŞtre s’estomper avec la nouvelle gĂ©nĂ©ration…
Émilie Aujourd’hui la musique est très présente dans nos vies, nos têtes ou nos téléphones. Ça serait d’ailleurs génial qu’on mette des poèmes dans nos cellulaires !

Avec Meeting Point (Heim)ThĂ©orème(s)Les Nuits enceintes ou IE, la famille vole en Ă©clats. Le cadre rassurant familial a-t-il besoin d’être secouĂ© ?
Émilie Des histoires de familles au théâtre, il y en a toujours eu, chez Racine ou Tchekhov, mais aussi dans l’écriture contemporaine. On interroge la composition de la famille, ses dysfonctionnements, les dĂ©chirements qui sont en son sein, les dĂ©sirs d’émancipationqu’elle provoque…
Matthieu Dans ces spectacles, il est aussi question du foyer qu’on se construit : quand le monde devient hostile, on a tendance Ă  dresser des remparts, Ă  fabriquer des portes blindĂ©es et Ă  crĂ©er des amortisseurs de violence.
 
La famille – au sens large du terme – semble cependant sacrée pour vous deux…
Matthieu Je crois qu’il ne faut pas en finir avec la famille, mais il faut s’en trouver d’autres, en avoir plusieurs, s’en inventer, sans se restreindre Ă  un modèle dont on hĂ©rite qui peut ĂŞtre un endroit de solitude.

L’Enfant et les SortilègesLittle Nemo ou HĂ©ritiers questionnent la place de l’artiste au sein de la famille…
Émilie Oui, cette notion m’intĂ©resse beaucoup : Ă  partir de quand et comment rencontre-t-on l’art ? Je pense que l’artiste est en chacun de nous, dans nos rencontres, nos dĂ©sirs, nos rĂŞves, nos lectures…

Difficile ne pas songer à vous deux, codirecteur-trice de la Comédie, mais aussi artistes et membres d’une même famille…
Matthieu Qu’est-ce qu’une programmation théâtrale ? C’est une forme d’autoportrait collectif, le reflet de la psychĂ© d’une maison oĂą l’on se pose toutes ces questions Ă©noncĂ©es prĂ©cĂ©demment : « Qu’est-ce qu’un artiste, une famille ou un foyer ? OĂą en est-on avec la nature ? »
Émilie C’est vrai que nous sommes très attachĂ©s Ă  cette notion de « famille théâtrale ». Nous travaillons depuis plus de vingt ans Ă  partager notre artavec le plus grand nombre ; diriger un CDN, c’est une occasion magnifique de fĂ©dĂ©rer public et artistes autour d’un lieu. C’est ça aussi, notre famille.

Beaucoup de vos propositions s’adressent à un public large, dès le plus jeune âge.
Émilie C’est vrai qu’il y a aujourd’hui un formidable essor de propositions artistiques destinĂ©es aux familles, des projets ambitieux, originaux et de grande qualitĂ©. Quand je crĂ©e des spectacles pour l’enfance, j’ai toujours en tĂŞte que ce sera peut-ĂŞtre, pour certains spectateurs, leur première rencontre avec le spectacle vivant. Je cherche alors Ă  rendre cette expĂ©rience la plus intense et belle possible. Dans un contexte particulièrement anxiogène, il me semble essentiel
de continuer à faire rêver notre jeunesse, à la questionner, à lui offrir des espaces de réflexion, des perspectives.

Des ateliers théâtraux pour les 9 / 11 ans â€“ en plus des autres – sont d’ailleurs prĂ©vus cette saison…
Émilie Oui, la jeunesse a Ă©tĂ© particulièrement touchĂ©e par la crise sanitaire. Il a fallu apprendre Ă  nos enfants Ă  vivre avec un bout de tissu sur la bouche, Ă  travers les Ă©crans et loin des autres. Il nous semblait urgent de leur proposer un nouvel espace de rencontre, d’expression et d’échanges…

Le théâtre doit-il avoir une place plus centrale dans la société ?
Matthieu C’est avant tout un lieu d’inattendu. Le théâtre n’est pas hĂ©gĂ©monique, moins que les sĂ©ries, le cinĂ©ma, tant mieux. C’est très bien que, dès le plus jeune âge, tu saches qu’il est possible d’aller vers l’inconnu. On peut aimer quelque chose qu’on ne connaĂ®t pas, qui est marginal – dans le sens noble du terme –, surprenant, loin des algorithmes de confort.

Le théâtre comme endroit de sensations fortes : telle est votre définition ?
Matthieu Mes premières fois au théâtre, Ă  Nancy, ont Ă©tĂ© folles ! Il s’agit encore aujourd’hui d’expĂ©riences Ă©tranges Ă  vivre, fortes, parfois malaisantes, voire dangereuses… C’est une braise, pas une statue de grès ou de marbre appartenant au patrimoine. Il y a une adrĂ©naline du théâtre.

Après RĂ©my BarchĂ© et son Loto ambulant (spectacle reportĂ© durant cette saison), c’est au tour de Nathalie BĂ©asse de mettre en scène le spectacle itinĂ©rant « Par les villages », en compagnie de jeunes comĂ©diens issus du programme de diversitĂ© Ier Acte du Théâtre national de Strasbourg.
Matthieu Nous sommes très heureux que Nathalie participe Ă  ce projet de dĂ©centralisation : elle offre des spectacles qui ne reposent pas uniquement sur le texte qu’elle Ă©crit – ici, Ă  partir de Tchekhov – mais aussi sur l’espace scĂ©nographique ou la chorĂ©graphie. Il s’agit d’une artiste Ă  la dĂ©marche originale, pas uniquement Â« littĂ©raire », qui va prĂ©senter un spectacle Ă  destination de publics qui ne sont pas nĂ©cessairement des habituĂ©s du théâtre. Partout, elle va Ă©grainer les petites spores du champignon de la ComĂ©die autour de Colmar. Cet automne, ça tombe bien.

Pour la seconde Ă©dition d’« Encrages », au titre Ă©vocateur de Microclimat, Paul Schirck, David SĂ©chaud et Juliette Steiner – membre du collectif artistique – vont Ă  la rencontre des habitants du territoire pour leur demander ce qu’ils souhaiteraient voir au théâtre et qui n’y est jamais montrĂ©. Y aura-t-il Robin des Bois et des footballeurs sur scène ?
Émilie Suspense… LĂ  aussi, nous serons surpris par le rĂ©sultat de cette enquĂŞte d’artistes. « Encrages », c’est un projet atypique au long cours, une dĂ©marche participative s’intĂ©ressant aux habitants qui nous tient vraiment Ă  cĹ“ur… L’an passĂ©, Ă  cause des contraintes sanitaires, nous avons dĂ» annuler la première Ă©dition pour laquelle François BĂ©gaudeau a Ă©crit une pièce, Authentiques. Mais nous venons d’apprendre qu’elle donnera lieu Ă  une fiction sonore enregistrĂ©e et diffusĂ©e par France Culture. Victoire !
Matthieu Dans le milieu théâtral, nous nous trouvons très vite entourĂ©s de gens du mĂŞme mĂ©tier. Nous sommes pris dans un entonnoir sociologique etce type d’action est une manière d’en sortir. Le monde palpite sans arrĂŞt et il faut aller Ă  sa rencontre.

La ComĂ©die participe toujours au festival Â« Scènes d’automne» avec deux spectacles. Vous ĂŞtes gourmands.
Émilie Ce rendez-vous est important, car il marque notre souhait de collaboration avec les structures voisines. Ensemble, nous sommes attentifs Ă  l’accompagnement des artistes Ă©mergents. Ă€ la ComĂ©die, nous accueillerons : Services de Juliette Steiner et Pinocchio(live)#2 d’Alice Laloy.

Grande et belle nouveautĂ© cette annĂ©e : une troupe de six ou huit jeunes pousses â€“ « mutualisĂ©e » avec la ComĂ©die de Reims – vient renforcer l’équipe artistique de la ComĂ©die de Colmar. Que vont faire ces gentils parasites en nos murs ?
Émilie Nous avons fait partie de pas mal d’aventures collectives avec Matthieu, de troupes, de bandes, de familles… (On y revient encore !) L’idĂ©e de pouvoir s’attacher Ă  une Ă©quipe d’artistes, tout au long d’une saison, c’est très important pour nous. Nous allons hĂ©berger, conjointement avec la ComĂ©die de Reims, dont nous nous sentons très proches humainement et artistiquement, une Ă©quipe de jeunes comĂ©diens qui seront intĂ©grĂ©s Ă  nosproductions, nos actions de sensibilisation sur le territoire, de transmission…
Matthieu Durant le confinement, nous allions mieux – je parle de l’équipe de la ComĂ©die – grâce aux artistes en nos murs, aux rĂ©pĂ©titions, aux actions des artistes associĂ©s. Au-delĂ  de notre volontĂ© de favoriser l’insertion professionnelle, l’implantation territoriale et la permanence artistique, nous voulons que ce soit peuplĂ© ici !

Autre nouveauté, le Club de lecture proposé par Pauline Peyrade, autrice associée.
Émilie Pauline sera en effet notre nouvelle autrice associĂ©e. C’est une brillante Ă©crivaine avec laquelle j’ai la chance de collaborer pour ma prochaine crĂ©ation en cours d’écriture. Nous avions envie de crĂ©er avec elle un nouveau rendez-vous permettant la rencontre entre lecteurs-trices et ces autrices.

Beaucoup de projets sont encore en cours de construction : actions dans les établissements scolaires (Par les collèges) ou petite forme itinérante mise en scène par un élève issu de l’École supérieure d’art dramatique du TNS (Par la ville).
Émilie Le spectacle « Par la ville » sera de nouveau mis en scène par un.e Ă©lève du TNS. Ce projet en cours de construction rĂ©unira Ă  nouveau des Ă©lèves du Conservatoire de Colmar et, pourquoi pas, des jeunes de notre troupe. Plus largement, il nous tient Ă  cĹ“ur de travailler avec le rĂ©seau culturel et associatif. Il faudra que les spectateurs soient bien vigilants et qu’ils consultent rĂ©gulièrement leur boĂ®te mail, notre site et les rĂ©seaux sociaux de la ComĂ©die, car ils ne seront pas Ă  l’abri de rendez-vous inattendus tout au long de la saison.

Les impromptus vont-ils prospérer comme des champignons ?
Émilie Nous saisirons toutes les occasions possibles pour faire vivre le théâtre afin qu’il soit toujours un lieu de fĂŞte et de joie.
Matthieu Dans nos mĂ©tiers, la mĂ©taphore botanique fonctionne Ă  merveille : nous cultivons un jardin partagĂ© qui nous ressemble, avec des essences choisies. Pour qu’il soit vivant et beau, il faut accueillir les plantes qui poussent toutes seules : formes lĂ©gères ou surprises musicales. Nous avons expressĂ©ment laissĂ© en jachère quelques parcelles de terre…CONTACT : ComĂ©die de Colmar â—Ź Centre dramatique national Grand Est Alsace â—Ź 6 route d’Ingersheim 68000 Colmar â—Ź Billetterie 03 89 24 31 78 â—Ź Administration 03 89 41 71 92

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